Ressources

Conseils

Des conseils simples mais très rarement appliqués : découvrez les petits secrets qui font les grands logos.

Blog

Novembre 2020

À mon frère



« Tout ce qui est du domaine du rêve est réalisable. »



Cette phrase, tu l'affichais partout, comme pour montrer à tous ta conviction inaltérable que tout, vraiment tout, est possible.

Hélas ta guérison n'était pas du domaine du rêve. Tu es parti, au bout de plusieurs mois de douleur, au bout de ta souffrance, un vendredi à midi, par une journée ensoleillée de Novembre.

Mais quelle vie !

Au départ tu n'as qu'une intuition. Tu n'aimes pas vraiment l'école, mais tu adores faire et apprendre. Tu découvres la cuisine et tu deviens rapidement un excellent cuisinier, au service des grandes tables parisiennes. Inspiré et appliqué, tu aimes composer tes assiettes comme des tableaux, en équilibre entre goût, harmonie et ce je-ne-sais-quoi capable de transformer quelques ingrédients ordinaires en une expérience extraordinaire.

Mais ce n'est pas ta voie. Tu la cherches encore en allant vers ce qui t'a toujours fasciné : la matière.

Le bois tout d'abord, à travers la sculpture. Puis suivent la pierre et le métal. Quelques premiers résultats pourtant prometteurs ne te satisfont pas. Tu cherches encore, en amateur, c'est à dire « celui qui aime ». Tu trouves un début de réponse à travers le verre.

Plus que tout autre, le « domaine du verre » sera le tien. Fasciné par sa présence, sa transparence et sa brillance, tu l'explores pendant des années, avec obstination, persévérance et passion. Rien n'arrive sur un plateau, tout est construit calmement, dans un esprit d'apprentissage et de croissance permanents. Chaque jour, tu veux apprendre quelques chose, le comprendre et le mettre en pratique dès le lendemain.

Tu improvises un atelier, que tu organises peu à peu, pour pouvoir donner à la transparence du verre la forme de ton inspiration.

Je me souviens devant ta porte, où sont alignés d'hétéroclites morceaux de verre collés, polis, colorés, sablés, taillés, imprimés, gravés, émaillés, peints, coquillés, corrodés... Ce verre, tu veux le connaître par cœur, et tu le mets à l'épreuve.

Alors que tes recherches s'affinent et ton style s'affirment, les commandes arrivent. A vrai dire, ces commandes, tu vas les chercher, une par une, avec une foi absolue dans ton travail.

Ta passion est là, mais elle a un prix. Les machines - une sableuse et une meule d'abord puis un four ensuite - exigent de l'espace, du temps et un budget conséquent. Tes premiers clients te permettent de rendre ce rêve réalisable.

Nous créons ensemble ton premier logo. En fait, avant même mes premiers croquis, tu l'as déjà imaginé. Ce sera un point et deux courbes, formant ensemble un regard et un profil. Un sourire qui te ressemble.

Pour vivre de ton art, tu constates rapidement que l'art seul ne suffit pas. Il faut aussi répondre aux attentes des clients. Tu te lances avec succès dans la création de trophées, puis de meubles, d'emménagements intérieurs et d'objets déco.

Tu as cette règle, que tu fixes dès le début : le travail du verre à froid, uniquement. Cette exigence t'oblige à développer des techniques de découpe, de sablage et de gravure singulières et uniques, qui donnent à ta production son identité abrupte, tendue et lumineuse.

Le verre brut semble dangereux, menaçant et coupant. Tu parviens pourtant à le dompter, à l'adoucir tout en renforçant son pouvoir d'expression.

Tu deviens deux fois papa. Tes fils grandissent dans cette passion qui t'anime, au rythme des expositions comme Nimagine, Maison & Objets, Palau-del-Vidre et tellement d'autres. Tu noues des liens avec le monde de l'architecture, du design, de la déco, de l'artisanat et de l'art. Attentif au travail des autres, tu n'as pas de concurrents, tu n'as que des amis. De nombreux artistes rejoignent cette improbable tribu, car comme la cuisine, tu vois l'art comme une grande table où chacun a sa place.

Tu ouvres ton atelier aux voisins, aux passants, aux enfants. Tu montres chaque fin d'année que « créer des choses en verre » est une fête à partager.

Tu touches les limites du travail à froid et tu équipes ton atelier d'un four à verre. Tu es, à ta façon, encore un cuisinier, transformant la matière par la chaleur. Une technique à explorer, en tout sens, jusqu'à lui faire dire ce que toi tu veux dire. Des tests à n'en plus finir, des cuissons rapides, lentes, celles qui courbent le verre, celles qui fusionnent les couleurs, les matières, les symboles et les mots.

Pour se développer, l'artiste que tu deviens doit encore muter et devenir entrepreneur. Une marche insurmontable pour certains. Un processus comme un autre pour toi. Peu à peu, pas à pas, tu mets en place un cadre solide autour de ta démarche artistique. Tu construis un nouvel atelier, tu t'y installes. Puis tu fais l'acquisition d'un autre, à côté. Tu loues l'ancien. Tu déménages encore et t'y installes toi-même.

Vivre et créer ne font qu'un, ils sont désormais sous le même toit.

Tu mènes ton entreprise comme une œuvre d'art. Tu la découpes, la polis, l'assembles et la reconfigures sans cesse jusqu'à atteindre un équilibre. Tu peux désormais travailler sur ce que tu aimes vraiment. Tu repousses ton horizon encore plus loin ; tu ne veux être qu'artiste. C'est ton objectif le plus ambitieux, de très loin, car le monde de l'art a ses propres règles...

Je découvre avec toi, aussi choqué que toi, qu'en France beaucoup considèrent qu'on ne peut pas être artiste ET artisan, en même temps. On ne peut pas produire une œuvre d'art ET un bougeoir. C'est mal vu. Donc impossible. L'art est parfois dur avec ses artistes...

Qu'importe ! Tes admirateurs et clients sont partout, aux USA, en Angleterre, à Hong-Kong ou en Suisse. Tu voyages et exposes en Chine. Lorsque nous travaillons ensemble sur ta brochure ou sur ton site, tu veux absolument afficher ta présence au delà des frontières. Encore une façon de t'affranchir des limites.

Peut-être es-tu sculpteur ? Ou peintre ? Impossible de coller une étiquette définitive. Tu manies les symboles avec autant de décontraction que de gravité. Pour une cathédrale, tu crées un somptueux autel de lumière. Ou de verre ? Un peu avant, tu imagines un bustier en verre pour le défilé d'une reine de beauté. Autre projet, les trophées Sportel à Monaco qui récompensent les plus grands champions de notre époque. Trophées ou sculptures ? On ne saurait dire. Imprévisible, toujours. Les formes sont parfois sensuelles, parfois spirituelles, parfois victorieuses. Tu touches à l'or, le bois, le fer, la dentelle, le latex... pourquoi se limiter ?

Le verre reste ton domaine, mais tu ne veux rien interdire à ta curiosité. Chaque découverte et chaque nouvelle technique vient s'ajouter à un répertoire déjà riche, multiforme, multicolore, multi-matière. Parfois, une trouvaille donne naissance à une série de pièces incroyables. Tu leur donne un nom, comme le chapitre d'un livre que tu écris sans cesse. Ce sera par exemple "L'or en offrande" ou "Pays d'histoires écrites au cœur de la matière".

Les limites sont celles que tu te fixes. Elles semblent porter loin. Comme dans beaucoup de tes œuvres, on ne peut en discerner le bord ni le point de fuite. Pour un observateur extérieur tu semble parfois te perdre. Tu es pourtant le même, toujours en recherche de ce qui semble se dérober sous tes mains. Une façon de te renouveler sans cesse.

Persévérer, toujours. Se répéter, jamais.

Il y a pourtant dans tes créations une constante, une obsession même. Ce texte, cette écriture libre et abstraite, ce code illisible, qui, ligne après ligne, semble vouloir transmettre un message. Ou peut-être une histoire. Un langage qui n'appartient qu'à toi, et qui ressemble à ta quête. Montrer sans dévoiler.

Hélas, une limite approche. En silence.

Lentement, tes forces te quittent. Tu délaisses l'atelier et ses exigences. Léger visuellement, le verre est pourtant lourd. Le travailler comme avant n'est plus dans tes capacités. Un obstacle qui pourtant ne t'arrête pas. Avec quelques feuilles et de la peinture tu peux aller là où tu es bien, vers l'infini créatif où tout semble possible et réalisable.

Avec ironie, tu te joues de ces expositions artistiques, souvent foires aux vanités, en utilisant le verso d'anciens prospectus. Un bout de carton qu'on aurait jeté devient une matière et un support comme un autre. Tu n'es plus sculpteur, peintre ou verrier. Tu crées comme un enfant, comme un artiste.

Affaibli, tu vas pourtant de plus en plus vite. Aquarelle, gouache, encre, acrylique, tu explores tout ce qui est encore à ta portée, comme si le carcan de la maladie t'ouvrait la porte vers une nouvelle liberté créative.

Encore le texte et la répétition de motifs, aussi graphiques que calligraphiques. Ce sont aussi peut-être des cellules vivantes, variées, colorées et tellement inquiétantes. Le mal est installé. Aussi grandit en toi une intime détresse. Tu as encore tant à faire, tant à dire. Tu sais pourtant que ce ne sera bientôt plus possible.

Dans le monde, la pandémie est globale. Dans ta chambre d’hôpital, confiné, ton corps lâche. Bien sûr, tu ne peux plus transformer le verre, ni même compter sur ta nouvelle amie la peinture.

Tout doit s'arrêter là ? Non !

Un bâton de colle et quelques magazines et te voilà encore sur ta route intérieure, en recherche d'absolu. Tu te lances à corps perdu dans des collages étonnants, déroutants, surréalistes. Ton plaisir est là, encore. Ta joie se lit sur ton visage épuisé quand tu ouvres ce cahier où à chaque page se dévoile une nouvelle aventure graphique. Ne jamais se répéter. Comme s'il y avait en toi plusieurs créateurs, plusieurs vies.

Épuisé de fatigue, de douleur et par le désespoir inévitable de devoir partir trop vite, tu prends encore un plaisir fou à créer et à imaginer tout ce qui est encore possible. Avec légèreté souvent et même avec une pointe d'humour. Ultime élégance.

Dès le début, sans même connaitre ce qui deviendrait ton art, tu es un artiste. C'est ta coquetterie, et ton orgueil peut-être. Ta confiance en toi-même est totale, sans ombre, sans te cacher, sans prétendre qu'éventuellement tu pourrais ne pas y arriver. Cette confiance tu la transmets aisément aux autres, souvent le sourire aux lèvres. En te parlant, rien ne semble impossible. A l'utopie la plus folle, tu répond par une idée et, surtout, un moyen d'atteindre ce qui devient rapidement pour toi un objectif réaliste. Après tout, tout est réalisable.

Sur ta famille tu veilles avec tendresse, n'oubliant pas là aussi de mettre ce petit supplément qui n'appartient qu'à toi, comme cette bougie d'anniversaire, dont la flamme de verre n'est pas près de s'éteindre.

Il y a les copains aussi, les amis de toujours, les connaissances nouvelles. Là aussi, tu n'as aucune limite, aucune méfiance. On pourrait croire que tu connais tout le monde et que tu es prêt à dialoguer avec chaque inconnu.

Pas de discussion sans parler d'art, de technique, de projets ou de rêves. Pas de mot sans parler de demain, de plus tard, de ce moment où tu toucheras le but, qui n'est en réalité qu'un travail en cours. Sans début ni fin. Partout. Tout le temps. Chez toi. Créer est ta vie. En voyage. Dans un hôtel. Ou peut-être à l'atelier ?

Loin de tout, surprotégée et recluse, cette chambre d’hôpital devient cet ultime atelier. Là encore, sans réel moyen matériel et à bout de force, tu trouves une façon de créer, d’interpeller, de proposer une idée nouvelle, une intuition, un texte à compléter. Tu parviens encore à nous toucher.

Tu nous quittes en artiste, en ami souriant et volontaire. Tu nous laisse aussi, rien d'étonnant, le croquis d'une sculpture en verre à poser sur ta tombe. La fermeture de l'atelier pourra attendre.

Selon ta dernière volonté, doivent y apparaître trois mots : amour, courage et création.
Une trinité personnelle, qui ne laisse aucune place au doute, à la rancœur ou à la tristesse. Une invitation intense à aimer, à faire face et à imaginer. Une exigence aussi.

Rien ne dit que ce sera facile.
Mais tu nous laisses à penser que si on ose rêver, c'est réalisable.


Merci d'avoir mis en nous cette belle pensée.
Merci mon frère.
Merci Didier.

Partagez


Etude de cas

Recevoir l'étude →